II

 

 

LA boue avait séché sur le visage de Danty. Il se frotta de la main, le résultat n’était pas parfait mais il devrait s’en contenter jusqu’à ce qu’il trouve de l’eau et du savon.
Il atteignit le bas-côté de l’autoroute entre deux panneaux publicitaires, vantant l’un les mérites d’une assurance contre la leucémie infantile, l’autre les bienfaits des sous-vêtements protecteurs Koenig’s. Il regarda la circulation qui venait vers lui. Dédaignant les poids lourds, astreints à respecter des horaires très stricts, il se concentra sur les noctambules, les routeurs de nuit qui, leurs phares pâlissant dans l’aube naissante, rentraient chez eux pour une journée de sommeil. Les automobilistes de la nuit! C’étaient les gens qui ne parvenaient pas à se faire à l’isolement absolu de leur pays, malgré son immensité qui en faisait presque un continent — quatre mille cinq cents kilomètres d’une côte à l’autre — et qui libéraient leurs tensions en prenant la route pour rouler, rouler au hasard, indifférents au fait qu’elle ne menait nulle part.

Ce fut la troisième voiture qui s’arrêta : une Farfadette rouge et or. Son blindage pesant piqua du nez sur l’asphalte tandis que les freins efficaces dont elle était équipée la stoppaient net. Le conducteur portait un petit galurin élégant et des vêtements de travail de façon soignée et il arborait, pour dévisager Danty, une expression de profonde surprise.

Danty n’y était pour rien : il était d’allure parfaitement ordinaire, à l’exception, peut-être, des restes de boue, sur son visage. Jeune, mince, le teint brun clair, le menton vigoureux, les yeux foncés, rien d’étonnant. Mais l’homme songeait qu’il s’était arrêté dans un État où l’auto-stop était interdit par la loi depuis des dizaines d’années.

Danty ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits, il gagna la portière d’un air détaché — l’homme avait eu l’imprudence de rouler vitre baissée — et lui demanda :

Vous allez à Laconie ?

Heu

Lèvres serrées, le type étendit la main droite vers le tableau de bord, en direction de son revolver. « Mais si vous vous imaginez que j’avais l’intention de vous prendre… Je… »

Il s’interrompit, consterné, la question s’imposait soudain à lui : dans ce cas, pourquoi diable me suis-je arrêté ?

Il ne voyait pas d’autre raison, Danty le fixait d’un air innocent.

Et puis merde, finit-il par dire, d’accord, montez : je vais effectivement à Laconie.

Merci ! et Danty contourna le véhicule.

Sans attendre que l’importun ait attaché sa ceinture, le conducteur enfonça l’accélérateur et la voiture bondit au milieu de la chaussée. Il jetait des regards anxieux dans le rétroviseur, espérant qu’un véhicule de police n’aurait pas malencontreusement assisté à la scène. L’aiguille du compteur atteignit la vitesse limite mais le véhicule accélérait toujours et Danty sourit à la dérobée : le type avait une deuxième raison d’être inquiet. Il avait manifestement trafiqué le mouchard. C’était un délit courant, pour lequel on ne risquait pas moins la prison si l’on se faisait prendre.

Au bout de quelques kilomètres, comme aucun incident ne s’était produit, le conducteur se détendit et allongea la main vers le distributeur de cigarettes.

Vous fumez ? demanda-t-il à contrecœur.

Non, merci.

L’homme en prit une toute allumée, en tira deux bouffées puis annonça avec l’assurance forcée de celui qui vient de transgresser la loi mais lutte contre la panique qui l’envahit :

N’allez pas vous imaginer que je passe ma vie à prendre des stoppeurs.

Bien sûr, approuva Danty d’un ton égal.

Vous avez intérêt à vous faire passer pour un ami à moi, vu ? Je m’appelle Rollins, George Rollins. Et vous ? Vous êtes d’où ?

Danty. Mon livret rouge porte Cowville.

Rollins était manifestement soulagé. Cowville jouxtait Laconie ; c’était en fait le tronc à partir duquel Laconie s’était développée, comme un rameau fleuri greffé sur un roncier. Il n’y avait rien que d’ordinaire à reconduire quelqu’un chez lui. Danty lui laissa le temps de se faire à cette idée, puis il ajouta d’un ton mitigé :

Mais, à vrai dire, je suis de partout.

C’est dans vos habitudes, de voyager comme ça ? demanda Rollins avec une petite moue de dégoût. Et avant qu’il ait eu le temps d’ajouter quelque chose comme Dans ce cas, vous devez être un de ces déviants pouilleux, chacun sait qu’ils se rasent et se font couper les cheveux, de nos jours, on ne sait plus à qui se fier… Danty répliqua :

Non, c’est une sorte d’exception.

Heureux de vous l’entendre dire ! fit Rollins, et il se tut. Au bout d’un moment, il tendit la main vers le clavier de la radio et choisit un programme de musique matinale. Au son du dernier tube des Male Organs, Danty s’assoupit.

Une bourrade dans les côtes le réveilla. La jauge d’essence émettait un bourdonnement profond et continu.

Il va falloir faire le plein, précisa bien inutilement Rollins. Tenez-vous bien, compris ? Je n’ai aucune envie qu’un irradié de pompiste de mes semelles me fasse arrêter !

Danty porta la main à son visage taché de boue et dit : Je pourrais peut-être en profiter pour aller me laver un peu.

C’est ça, allez-y et faites bien attention.

Mais, quand la voiture ralentit, sa belle assurance de façade fondit comme neige au soleil. Il remuait les lèvres comme s’il préparait ce qu’il allait dire.

Cette impression de Danty se trouva confirmée quand le type lança :

— Vous me faites le plein, s’il vous plaît ! d’une voix qui ne tremblait pas.

Le pompiste auquel il venait de s’adresser se tenait dans une espèce de cage de verre à l’épreuve des balles, le doigt sur la détente de son arme.

Le plein, d’accord ! répondit l’homme en actionnant les commandes. Un tuyau se déroula et, semblable à un serpent aveugle chercha l’entrée du réservoir.

Tout semblait vouloir se passer en douceur. Danty descendit de voiture. Rollins respira. Le métier de pompiste inclinait à la paranoïa mais il y avait bien peu de chances que le type le dénonce pour avoir pris un stoppeur.

Soudain, Rollins eut l’impression que son estomac se remplissait de cubes de glace… Un flic s’engageait dans la station-service, masqué, revêtu de sa tenue pare-balles, semblable à un centaure d’acier sur sa machine monoplace.

Le motard Bob Clough mit pied à terre avec un bâillement d’hippopotame. Il prit son temps, jetant un coup d’œil circulaire et soupçonneux avant de rabattre les quatre volets anti-balles d’alliage léger qui le protégeaient quand il était sur son engin. Il vint quand même à bout de l’opération et bâilla de nouveau. L’excitation de minuit était passée et il devait s’arrêter de plus en plus fréquemment pour se reposer un peu. La concentration de tous les instants fatiguait le cerveau. Les bolides de la police n’étaient pas bridés et équipés de mouchard, comme tous les autres véhicules. Sur le compteur, un simple trait rouge indiquait la ligne des 250 km/h, que les motards n’étaient autorisés à dépasser qu’en cas d’urgence. C’était un sujet de vantardises de bistrot — « Les mecs qu’on lâche sur l’autoroute sans mouchard, c’est la crème des crèmes, moi j’vous l’dis ! » — mais, sur le terrain, c’était moins rigolo.

Une seule bagnole dans la station-service, une Farfadette. De la camelote à bon marché. Elégante de ligne, d’accord, tape à l’œil, même, mais vieillissement intégré, bien sûr. Un procédé qui n’était pas sans risques car le modèle vieillissait souvent plus vite que ne l’avaient prévu les calculs des ingénieurs, et c’était lui ou ses collègues qui devaient ramasser les morceaux.

Rien de tel à craindre avec celui-là : le modèle rouge et or n’avait guère plus d’un mois.

Le conducteur parait bien nerveux… Aurait-il trafiqué son mouchard ? C’est bien le genre des types qui se paient des Farfadettes. Un simple coup de tournevis, un vrai jeu d’enfant sur ce modèle. Je peux toujours lui demander d’ouvrir son capot pour jeter un petit coup d’œil.

Il releva la visière de son casque et s’approcha à grands pas du véhicule louche.

 

 

Rollins avait les mains moites. Il les frotta sur les cuisses de son pantalon et s’exclama :

Bonjour, monsieur l’agent…

Il maudit in petto sa voix qui avait monté au moins d’une octave.

Le motard hocha la tête d’une manière qui ne l’engageait à rien. Rollins se dit qu’il était fort improbable qu’il ait vu monter son passager indésirable. Avec un peu de chance, il découvrirait qu’il n’avait rien à se reprocher et en aurait fini avec lui avant que Danty ne revienne des toilettes. Il serait d’ailleurs bien avisé de redémarrer sans attendre ce dernier s’il en avait l’occasion. Qu’est-ce qui pouvait bien lui avoir pris de s’arrêter pour ce type ! Un déviant, par-dessus le marché, sans l’ombre d’un doute.

Le tuyau distributeur remonta s’enrouler autour de son support. Un tiroir-caisse s’ouvrit sur le côté de la pompe, à portée de sa main mais il ne le vit pas, tant il était absorbé par les faits et gestes du policier. Le pompiste actionna une trompe pour le rappeler sur terre.

Eh ben, bravo ! Comme ça, il sait que je suis à cran.

Il tira de sa poche une carte de crédit et la déposa dans le tiroir. Le flic suivit chacun de ses gestes et, quand le tiroir se fut refermé d’un coup sec, il demanda :

Ouvrez un peu votre capot, s’il vous plaît.

Heu

Bon, il n’y avait rien d’autre à faire. Il enfonça une touche, et le capot se souleva lentement dans un soupir. Ecoutez, j’ai mon permis depuis dix ans et jamais un accident, pas une faute. Vous savez bien que tout le monde trafique un peu le mouchard… Ce n’est pas comme si j’avais eu un accident.

Mais le flic se contenta de jeter un coup d’œil au moteur, hocha la tête et tourna les talons. Rollins poussa un profond soupir de soulagement.

Il devait croire que j’avais coupé le mouchard entièrement ! Faudrait être malade pour faire ça, alors que c’est si facile de le trafiquer…

Et Danty réapparut.

Il s’était lavé le visage et avait supprimé sa barbe naissante avec du Dépilide. Mais cela ne l’empêchait pas de détonner avec la Farfadette flambant neuve. Et il ouvrit la portière. Sous le crâne obtus du flic, cela fit tilt !

Hep ! Vous là, votre livret rouge !

Avec un haussement d’épaules, Danty ouvrit la fermeture à glissière de la poche arrière de son pantalon et en sortit sa carte d’identité recouverte de carton rouge. Le motard s’y plongea en silence, comme s’il en examinait attentivement chaque mot. Au bout d’un moment, Rollins n’y tint plus.

Quelque chose qui ne va pas, monsieur l’agent ?

Sans lever les yeux, le flic demanda :

Un ami à vous ?

Oui, bien sûr, un ami.

Mais encore ?

Le casque d’acier demeurait penché sur le livret rouge. Le cerveau de Rollins fonctionnait à toute vitesse.

Ben… Danty est de Cowville, il habite assez près de chez moi. On est sorti faire un peu de route de nuit, voilà tout…

S’il s’avise de me demander son nom de famille à cet irradié de déviant de mes deux… !

Le motard referma la pièce d’identité d’un geste sec et la tendit à son propriétaire.

Ça va, dit-il simplement. Mais c’était clair, dans le son de sa voix, aussi clair que s’il l’avait hurlé : Allez, encore des tantouzes. S’il fallait que j’arrête tous les emmanchés sur un simple soupçon, j’en aurais pas fini ! Et puis même, ils paieraient la caution et iraient se faire voir dans un État où ce genre de choses est permis, alors…

Rollins démarra en trombe, impatient de partir au plus vite.

Eh, votre carte de crédit, lui fit remarquer Danty en montrant l’objet du doigt. Rollins grogna un juron, s’en saisit, puis enfonça le champignon. Danty réprima un sourire ; Rollins avait dû deviner ce qui se passait dans la tête du flic. Il était rouge comme une tomate, de la racine des cheveux au col de sa chemise.

 

 

Le motard Bob Clough dicta un rapport de routine dans son magnétophone de service. Mais, deux ou trois minutes plus tard, comme il émergeait des toilettes, une bagnole passa à une telle vitesse qu’il se jeta sur son engin pour se lancer à sa poursuite, beuglant dans sa radio pour demander des renforts. Dans l’excitation de la poursuite, il eut vite fait d’oublier Danty et Rollins.